Chapître 1: l'Ombre de la Lame
"Tu s’rais pas en train de m’traiter d’menteur ? Ben j’vais t’cogner direct dans la rotule !"
Anturan, qui marchait aux côtés de son irritable ami, soupira. "Non, je ne te traite pas de menteur. C’est juste que je ne les ai pas vus de mes yeux."
Le nain grommela. "Eh bien, moi j’te dis que j’les ai vus. D’grands Erudits dégingandés rôdant autour des ruines du vieux pic. J’les ai vus à pleins d’endroits, comme ici en Antonica et dans les Terres communes. Faut jamais faire confiance à ces types passqu’ils ont toujours une idée derrière la tête !"
"Qu’est-ce que des Erudits pourraient bien vouloir faire avec ces pics de combinaison en ruines ? Ça fait des lustres qu’ils ne fonctionnent plus, Tulfor. Ça me paraît tout simplement insensé." Le soleil sombrait lentement derrière le coteau à mesure qu’ils continuaient leur progression.
"T’es bête ou quoi ? Ces ruines-là, ça n’a jamais été les pics de combinaison. J’connais un vieil elfe, Eledran, qu’est né avant les cataclysmes. Et il dit qu’ces nouveaux pics ont commencé à apparaître pendant les temps ténébreux, quand Norrath se déchiquetait. Et aussi vite qu’ils étaient apparus, y sont tombés en ruines. Et ils le sont restés depuis, en ruines."
Anturan haussa les épaules. "L’histoire n’a jamais été mon fort. Nous les Ayr'Dals, nous n’avons pas une histoire bien longue, tu sais. Mais quoi qu’il en soit, je dois dire que je partage ta méfiance à l’égard des Erudits. Je veux dire, ils avaient l’air plus... humains avant, non ?"
Tulfor grogna. "Ouais, c’est sûrement quel’que chose qu’une sale magie a relâché sur Odus qui les a transformés. Un d’ces quatre, quand les mers s’ront assez calmes pour aller si loin, faudra que j’essaye de démêler tout ça par moi-même. Une fois que j’serai revenu d’la terre de mes ancêtres, évidemment."
"Je suppose que vous les nains, vous aimeriez revoir Faydwer. Mais pour moi Faydark n’a aucun intérêt. C’est d’ici que je viens, et ça s’arrête là." Anturan marqua une pause. "Et si au lieu de retourner directement à la cité, on faisait un petit crochet ?"
"L’vieux nain a chassé assez de gnolls pour aujourd’hui. Y a une grande chope de bière qui m’attend à Qeynos. Si t’as l’intention d’m’en tenir éloigné, t’as intérêt à avoir une bonne raison !" Tulfor sourit d’un air narquois.
"Tu n’es pas le seul qui aie entendu des rumeurs, tu sais. Moi aussi j’ai entendu une histoire bien mystérieuse."
Le petit nain bourru n’était pas du genre à refuser d’écouter un récit d’aventures. "Eh bien, me fais pas mariner comme ça ! De quelle rumeur tu parles ?"
Anturan se caressa le menton et plissa les yeux. "Eh bien, hier, quand je suis allé faire quelques achats au marché du port, j’ai surpris une conversation entre deux rôdeurs qui se parlaient tout bas. L’un d’eux, une femme, racontait à l’autre qu’elle était allée près du monument de la Claymore et qu’elle avait vu une silhouette sombre traîner dans les parages. Elle disait qu’elle n’avait jamais rien vu de semblable auparavant."
"Humph ! Le p’tit nain a déjà tout vu. Elle a dit à quoi ressemblait cette silhouette sombre ?"
"Eh bien apparemment elle l’observait d’assez loin, et le temps qu’elle s’approche, la silhouette s’était volatilisée. Elle a dit qu’elle avait des airs de dragon, mais qu’elle marchait sur deux pattes."
"Un sarnak ! Ces bêtes qui infestaient Kunark sont à moitié dragon. Peut-être qu’elles ont trouvé le moyen de quitter cette île perdue et de venir jusqu’ici."
Le semi-elfe secoua la tête. "C’est ce que l’autre rôdeur a suggéré, mais elle a affirmé que ce n’était pas un sarnak. C’était plus imposant, plus menaçant et ça avait peut-être même des ailes."
Tulfor se gratta la tête. "Des ailes ? J’ai jamais entendu parler d’une créature pareille. Mais j’suppose que t’as envie d’aller te promener un peu dans le coin de la Claymore pour jeter un oeil, hein ?"
Anturan sourit à son ami. "C’est bien le genre de choses que font les aventuriers non ?"
Ils changèrent de cap et se dirigèrent vers l’est, traversèrent les collines onduleuses, s’éloignant ainsi de la cité, puis passèrent au sud des tours de garde. Le soleil était passé sous l’horizon, et seule la faible lueur du crépuscule éclairait encore le ciel lorsqu’ils aperçurent enfin au loin le monument de la Claymore se dessiner contre la lisière du Bois aux Archers.
Ils ressentirent tous deux un petit pincement d’appréhension quand ils s’approchèrent, mais, par fierté, cachèrent leur crainte. Anturan s’autorisa un petit soupir de soulagement quand ils approchèrent de l’épée géante en pierre dressée au sommet de la colline, et ne virent rien de suspect.
"Bon, je suppose qu’on ne verra pas de silhouettes mystérieuses rôder dans le coin ce soir," fit-il à son ami.
"Hrmph, sans doute pas en effet," répondit le nain. "Mais ça grouille de gens dans ce secteur d’habitude, non ? Ça me semble drôlement calme."
"Maintenant que tu le dis, c’est vrai d’habitude il y a une sorte de garde posté ici. Je me demande où il..."
Il se tut, alarmé par un soudain bruit d’ailes sur la droite : une grande silhouette venait d’atterrir près du monument. Ils pivotèrent pour lui faire face ; Tulfor dégaina sa hache et Anturan entonna un chant chamanistique.
La créature avait un thorax large, sa peau reptilienne était couverte d’un plastron sombre et sa tête avait des traits draconiques évidents. Des cornes plantées à l’arrière de sa tête s’enroulaient vers l’avant, et ses ailes de cuir fléchissaient à chacune de ses respirations. Elle les fixait du regard.
Ils se regardèrent l’un l’autre pendant un instant, silencieux. Anturan pensa qu’ils s’étaient peut-être trompés sur ses intentions. Il relâcha un peu sa garde. "Bonjour l’ami," lança-t-il. "Tu as dû voyager longtemps pour arriver jusqu’ici. Qu’est-ce qui t’amène en ce lieu ?"
La créature les observa en silence encore un moment, l’ambiance devenait de plus en plus pesante. Puis elle parla.
"Répugnantes créatures", siffla-t-elle, ouvertement méprisante, "vous n’êtes pas dignes de vous adresser à ceux de ma race, et encore moins de me poser des questions."
"Eh oh, mon gars," gronda Tulfor. "On voudrait pas te manquer d’respect, mais si c’est des problèmes que tu cherches, j’ai c’qu’il te faut ici." Il fit légèrement pivoter la tête de sa hache de façon à ce qu’elle luise dans les derniers rayons de lumière.
"Du calme," fit Anturan. "Il n’y a pas de raison de s’énerver. On va te laisser reprendre ton chemin."
La créature sembla sourire. "Mon chemin est hors de portée de vos vies et de vos rêves minables. Quand les Eveillés auront ce que nous cherchons, votre espèce disparaîtra des pages de l’histoire. Le dernier âge sera le sien et vos royaumes ne seront qu’un souvenir lointain."
"Je vais t’en donner un, moi, de souvenir !" cria le nain, levant son arme et s’approchant de la créature.
Anturan sut que c’était une erreur. "Tulfor, non ! On doit aller chercher de l’aide!" Mais c’était trop tard. Le petit nain était lancé. Le semi-elfe protégea son ami aussi bien qu’il le put et se prépara pour la contre-attaque du visiteur.
La créature draconique émit un son, une sorte de rire, puis balança son bras griffu dans l’air. Tout ce qu’Anturan pouvait voir, c’était son ami qui chargeait le monstre et les ailes de ce dernier se déployer, immenses.
Soudain le semi-elfe réalisa qu’il n’y avait plus de lumière, et qu’il ne restait plus que des ténèbres. Des ténèbres, partout.
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