Isriam fouilla frénétiquement les effets du Gnoll qu'il venait de terrasser. Celui-ci était vraisemblablement un officier, peut-être avait-il une indication supplémentaire. Rien. Encore rien. De colère, il envoya son fidèle serviteur décimer une patrouille supplémentaire. La matinée avait mal commencé, comme en attestait son bras meurtri pendant à son côté. Alors que Kinabek brisait mécaniquement le cou du dernier Gnoll, Isriam s'assit afin de rassembler ses pensées. Son esprit fatigué s'égara dans les brumes de ses souvenirs.
On ne peut pas dire que son enfance ait été très malheureuse. Fils aîné d'une nombreuse famille, bercé par les traditions de la regrettée Ak'Anon, Isriam avait eu la chance de pouvoir vivre dans un village isolé, relativement protégé des blessures béantes laissées par l'explosion de Luclin, et des hordes de brigands qui essayaient de profiter du malheur de l'humanité.
Isriam se montra très rapidement un étudiant assidu et brillant. Le village comprenait une maigre bibliothèque, des restes sauvés par chance pendant les multiples exodes du passé, et pas un seul de ces livres n'avait échappé à la vigilance de l'enfant des Runes. C'est ainsi que son entourage l'avait surnommé, car il montrait un talent et un intérêt particulier envers tout ce qui touchait à la magie.
En cela il fut aidé par sa rencontre avec un homme des bois. Isriam aimait à se promener seul - afin d'échapper à ses chenapans de frères et soeurs - dans la forêt entourant son village, et il parcourait souvent les bois à la recherche d'inspiration et de connaissance. Il apprit ainsi à s'orienter dans n'importe quelle condition, ce qui lui valu par la suite de sauver sa peau. Un jour, il rencontra un vieil homme penché sur la souche d'un arbre. Isriam s'approcha prudemment, et l'ancêtre ne lui jeta qu'un regard furtif. Ne disant mot, Isriam se contenta à son tour d'observer l'objet des attentions de l'homme. Une souche. Sans aucun doute. Enfin, l'homme semblait avoir un doute, si l'on en croyait son état de concentration. Après quelques minutes de conversation acharnée entre le vieillard et la souche, Isriam prit le parti de s'éloigner discrètement de cette scène digne des romans de Khananti, un des rares auteurs présent dans la bibliothèque du village, et dont les propos absurdes tenaient plus de la folie que de la littérature.
Et là, quelque chose d'innatendu se produisit. Isriam eut subitement la chair de poule, ses cheveux se dressèrent - plus qu'ils ne le sont naturellement, la forêt toute entière semblait animée d'une force inconnue, d'un maelstrom de lumière et de puissance, une puissance que dégageait l'homme. Là où auparavant se trouvaient décrépitude et mort, il avait fait naître la vie, sous la forme d'un petit écureuil doré, qui partit bien vite dans les arbres, pour revenir vire-volter sur l'épaule de son nouveau maître. L'expérience fascina Isriam; ainsi débuta sa longue amitié avec Ethar, l'ermite érudit.
Cette rencontre lui permit ainsi découvrir l'art de la conjuration, bien qu'à cette époque il ne la connaissait pas sous ce nom, ni même sous cette finalité. Tout se passait pour le mieux pour Isriam, qui pouvait à la fois assouvir ses études, passer aux travaux pratiques avec son ami, et jouir d'une vie de famille épanouissante.
Jusqu'au jour où, rentrant d'une scéance particulièrement enrichissante avec Ethar, les horreurs du monde le rattrapèrent. Le chemin jusqu'à la retaite du vieil homme n'était pas extrêmement long, mais Isriam sut que quelque chose de grave s'était produit quand il vit l'épais nuage de fumée se former là où il savait que se trouvait son village. Il courut à travers les bois aussi vite qu'il le pouvait, luttant contre la nature qui l'empêchait d'avancer, les arbres cruels qui tailladaient ses vêtements, son visage, son espoir de trouver son village paisible, repoussant son imagination qui inventait déjà un sort tragique à sa famille heureuse...
Il découvrit son village dévasté, brûlé jusqu'au sol, ses habitants dispersés aux quatre coins, dans divers états de souffrance avant la mort. Il trouva sa maison éventrée; son père, sa mère, ses frères et soeurs, du plus petit au plus grand assassinés, laissés comme repas pour les charognes.
Et il trouva les corps de bêtes, mi-homme, mi-chien, dont il ne connaissait le nom que par les livres de la bibliothèque qu'il avait si souvent fréquentée: les Gnolls. Son regard glissa sur les mains de son père et de sa mère, unies dans un ultime souffle; des mains dont les doigts avaient été arrachés, et le précieux symbole de famille emporté.
Ce jour-là, la vie d'Isriam changea. Il lui fallut plusieurs heures pour enterrer proprement sa famille, mais il ne put se résoudre à continuer son oeuvre pour tout le village. La haine l'emporta, l'emporta loin de cet endroit, loin vers les rivages de Qeynos, dont il avait entendu parler par son ami Ethar.
Ce jour-là, Isriam fit une promesse: il retrouverait le symbole de sa famille, et il bâtirait un empire sur les ruines de celui des Gnolls. Cette quête de destruction passerait certainement par la maîtrise de connaissances inimagnables, mais il tiendrait le coup, coûte que coûte.
En attendant, il aiderait Qeynos à éliminer la menace que ces bêtes représentaient.
Méthodiquement, Isriam chercha le corps des Gnolls tombés sous les coups de son serviteur. Esquissant un bref sourire, il se souvint d'Ethar et de ses conseils avisés. Il se demanda si le vieil vivait encore dans la forêt. Il se demanda si un jour lui aussi, il pourrait invoquer le merveilleux écureuil doré qu'il avait vu. Dans l'état actuel, sa haine des Gnolls l'en empêcherait sûrement, mais, un jour viendra où ces rejetons du Mal ne seront plus qu'un souvenir eux aussi, une souillure de son âme que le temps épurera. Ce jour-là, Isriam aura aussi son petit écureuil doré.
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